Darwin n’y est
pour rien. Il n’avait pas prévu cette évolution, quand les Hommes
se métamorphosent, quand ils deviennent des animaux. Et pourtant
tout ne tenait qu’à un détail.
Un détail près
pour que tout bascule. Un détail près pour que la pieuvre éclose.
Ça se passe l’été,
toujours. Quand la fille ressort du grenier les tenues qu’elle
mettait l’année précédente, quand elle passe ses robes devenues
trop courtes, les ourlets chatouillant le haut de la cuisse. Ce n’est
qu’un détail : quelques centimètres. La métamorphose aurait pu
être violente comme la mer. Assassine comme une vague. Traîtresse
comme le ressac. Mais la fille sera une perle, forgée lentement,
discrètement, à l’abri des regards, dans un coquillage. A cause
d’un détail : une intrusion, un grain de sable qui force le
mollusque à se défendre, à l’entourer de nacre, à se faire
précieuse et rare. Un détail: un grain de sable. Qui attire
l’attention, qui irrite l’œil. Qui gratte, qui dérange, qui
démange. Un détail.
Il
y a une seconde, la fille était repliée sur une chaise dans la
salle à manger, inoffensive. Les bras autour des genoux. Les genoux
sous le menton. Mais elle passe du Dr Jekill à Mr Hyde. Elle devient
une créature, elle déroule ses jambes qui n’en finissent plus.
Son pied nu pèse lourd, il effleure le sol comme le balancier d’une
horloge. Le temps passe. Tic. Tac. Ses doigts sont longs et fins,
elle ne sait qu’en faire. Ils se tortillent, brisent l’air. Elle
tapote l’émail de la table. Derrière la baie vitrée, la mer
s’avance et recule, les vacanciers se croisent. Elle s’impatiente.
Tic. Tac. C’est une enfant, tout n’est qu’un jeu. Tic. Tac. Le
temps passe. Tout comme cet homme derrière la vitre. Torse nu et
bronzé. Tic. Tac. Les règles ne sont déjà plus les mêmes.
Elle est une
pieuvre. Ça ne tenait qu’à un détail, mais elle est une pieuvre.
Elle veut sortir, elle veut courir, tout autant qu'elle veut rester
spectatrice, à l’abri dans son cocon. C’est alors qu’elle s’en
rend compte : elle a plusieurs cœurs. Un qui bat, un qui aime, un qui
désire. Et ils sont rarement d’accord. Parce que rien n’est
simple quand on a quinze ans.
La
maison est grande et blanche, toute en bois. Les portes fenêtres
donnant sur la plage sont toujours ouvertes parce qu’ici tout le
monde connaît son voisin. Les parents boivent du rosé pamplemousse
dans des verres aussi larges que des aquariums. Ils glissent des
billets de 50 dans la poche arrière des shorts en jean pour des
glaces à l’eau qui fondent trop vite, la location des transats ou
l’achat d’une nouvelle paire de lunettes égarée dans le sable
qui semble tout aspirer.
L’homme
est arrivé la veille. Il a déjà eu le temps de brûler sa peau.
Sur le dos, sur le ventre, sur les côtés. Il s’est tourné sur sa
serviette toute la journée comme tourne le soleil dans le ciel. Il
quitte la maison de location pendant que les amis qui l’accompagnent
se baignent au loin, occupés avec des fiancées chronophages. La
sienne arrive dans deux jours, retenue par le boulot, mais elle ne
lui manque pas vraiment. Toutes les maisons sont identiques, alignées
côte à côté, seule la couleur d’un parasol diffère ça et là.
L'homme
s'ennuie, il cherche quelque chose pour passer le temps, lui aussi.
Il est en repérage. Il se fond dans le paysage, caméléon aux yeux
globuleux. Darwin n’avait pas prévu cette évolution, quand
l’homme devient un animal. Sauvage. Tapi. Quand l’homme retrousse
ses babines et montre les dents, crocs acérés, avides d’une chair
nouvelle. Il la voit à travers la baie vitrée. Son reflet à lui se
superpose sur son image à elle. Ils se mélangent, ils n'ont pas
d'âge. Elle a ce grain de beauté sur la clavicule. Il se montre
quand la bretelle de son débardeur se dérobe négligemment. Il en
est presque ostentatoire. Obscène. L'homme imagine que la peau de la
fille est un plan de métro, une carte qui indiquerait le désir, le
grain de beauté serait le point rouge qui dit «vous êtes ici»
parce que c’est là que tout commence. Il se demande quelles autres
merveilles sont abritées sur cette peau, sous ce tee-shirt si un tel
grain de beauté peut se cacher derrière une simple bretelle.
Un
jeu de volley-ball dans la fin de l’après-midi, sur le sable
chauffé à blanc. Un jeu d'enfant. Un service un peu violent. Un
ballon qui s’égare sur une serviette voisine. Une fille qui court
pour le rattraper. Qui stoppe en voyant l’homme dérangé se
redresser sur ses coudes. Un regard au-dessus de la monture des
lunettes de soleil. Il plaisante, elle rougit. Elle n’a plus de
colonne vertébrale, elle est flasque, un mollusque presque informe,
insaisissable. Elle se glissera bientôt partout, sous les portes et
entre les doigts qui se resserrent en vain pour la garder candide. Il
rentre le ventre, sourit pour se rajeunir. Elle se redresse, le défi
pour se vieillir. Un rendez-vous, un «Viens. Plus tard». Sans
la copine qui rigole trop fort et n’a encore rien compris.
Elle
ira simplement parce qu’il a demandé. A l'extinction des feux,
pour une extinction de l’espèce.
Elle
a vieilli comme cette journée. Elle appartient à la nuit, aux
permissions de minuit. Et quand elle franchit la porte sur la pointe
des pieds, elle se dit que le soleil s’est couché là pour déposer
de l’or dans les vagues. La plage est nue, blanche comme une
planète lointaine que personne n’aurait foulée. Et sous la pleine
lune, elle s’amuse à se découvrir une ombre en pleine nuit. Elle
a défait ses nattes, ses deux longues nattes bien serrées qu’elle
portait de chaque côté de son visage. Elle les a défaites et ses
cheveux, maintenant, s’envolent tout autour d’elle. Et comme un
coucher de soleil mordoré avant la tempête, ça a quelque chose de
dangereusement sublime. On ne peut s’empêcher de rester là, les
deux pieds cloués dans le sol, à fixer ce désastre imminent alors
que la logique voudrait que l’on s’enfuie en courant. Mais non,
le ciel prend feu. Ses cheveux sont la crinière folle d’un fauve.
Et on est inextricablement attiré. La logique n’existe plus, ne
reste que le désir qui fait se planter les incisives dans la chair
rose de ses lèvres inférieures.
L’ennui
le rend désirable, la nuit la rend curieuse. Ses doigts à elles
sont des ossements ivoires dans ses cheveux à lui, plus sombres que
le ciel. Elle s’accroche, il s’agrippe. Les bouches sont grandes
ouvertes, avides, prêtes à avaler leurs mondes. Elle s’enroule
autour de lui mais c’est elle qui suffoque. Elle griffe son dos et
c’est elle qui saigne. Mais elle s’en sortira parce que Kipling
avait raison, la femelle de l’espèce est plus redoutable que le
mâle. Elle reste allongée dans les vagues qui la lavent. Il se
relève, titube. Il a tout perdu. Ses clés, ses lunettes, son
chemin. Son reflet dans tous les miroirs du monde. Son ombre à elle
s’étire à l’infini jusqu’à ce qu’elle disparaisse comme
la lune. C’est une traversée de l'été d’où elle ne reviendra
pas indemne. A la fois morte et plus vivante encore, c'est le début
d'une nouvelle ère. Son cœur a dérivé avec la marée basse et le
premier qui passe, et son ombre invisible pleure sûrement la fin de
son enfance, des larmes rouge sang qu’elle repoussera du poing
comme on se dégage d’une mue. Et ses longues jambes seront des
tentacules, tentatives ridicules, pour ne plus être redoutables,
pieds nus dans le sable.
5 commentaires
Aussi chaud que le sable de la plage sur laquelle se passe l'histoire! Superbement bien écrit!!!!
RépondreSupprimerc'est très bien écrit ! cette nouvelle méritait son prix :)
RépondreSupprimerC'est beau...
RépondreSupprimerC'est vrai que c'est beau. Une évocation juste, un brin cruelle et terriblement efficace de ce "rite de passage". Bravo!
RépondreSupprimerc'est beau!
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