Des petits cailloux sur le bord de la route

Hier, c'était la fête de mon grand-père. Et je ne l'ai pas appelé. J'appelle mes grands-parents assez régulièrement, au moi...

Hier, c'était la fête de mon grand-père. Et je ne l'ai pas appelé.

J'appelle mes grands-parents assez régulièrement, au moins une fois par mois. Même si c'est vrai que finalement, une fois par fois ce n'est pas beaucoup. Les jours passent, travail, soirées, gueule de bois, tout s'enchainent. La flemme de prendre le téléphone juste parce qu'il pleut. Pas envie de penser à ça même si ça ne durera qu'une dizaine de minutes. Mais ce n'est pas beaucoup.

La dernière fois que je les ai eus au téléphone, c'était différent.
Mon grand-père était différent.
C'était un peu étrange, agréable, mais étrange. Comme ces conversations hors du temps que l'on a avec des inconnus, bourré, vautré sur le zinc d'un bistrot. Ca a duré longtemps, plus d'une demie heure, et quand on connait mon grand-père on sait que c'est un exploit. Habituellement, les échanges se limitent à "Ca va? Je te passe ta grand-mère!". Affectueux, mais taiseux.
Là, il m'a demandé si j'étais heureuse.
Si j'aimais la vie que j'ai en ce moment.
Si j'étais amoureuse.
Et finalement, c'est pas si souvent que les gens sont si honnêtes, si directs,  et posent les vraies questions sur ce qui comptent vraiment. Il m'a demandé si l'homme que j'aime prenait bien soin de soin. C'était tellement gentil que j'en ai laissé échappé un éclat de rire, les yeux humides. Personne ne pose ces questions-là. Je lui ai répondu que oui, tout se passait très bien, qu'on était bien ensemble, et il a dit que c'était très bien, qu'il était content pour moi. Il a dit que c'était le plus important dans la vie. Puis on a continué à discuter.
Et au bout d'un moment, il a demandé qui j'étais.

Hier, jour de sa fête, c'est ma mère que j'ai eue au bout du fil. Ma mère qui m'a rappelée ce détail du calendrier avant de souffler, sur le ton de la blague "tu devrais l'appeler, c'est peut-être la dernière fois qu'on lui souhaite", faussement détendue, le tout suivi d'un horrible silence glaçant de vérité. Quand c'est moi qui doit réconforter quelqu'un et prêcher la bonne parole, je suis géniale, je sors tout un tas d'arguments implacables et je change de sujets subtilement. Je pourrais presque y croire moi-même. Mais j'ai beau eu dire un ferme "dis pas ça, ça va aller", je l'ai entendu renifler avant de passer le relais à mon père.

Hier, jour de sa fête, j'ai passé la journée à penser à lui, le téléphone à la main. A plusieurs reprises, j'ai composé le numéro sans pouvoir enfoncer la petite touche verte. J'ai eu peur. J'ai été lâche.

"Ca va aller".
J'ai fondu en larmes. Ca ne va pas aller. Mon grand-père est en train de semer des petits morceaux de sa mémoire et c'est à nous d'être là, de passer derrière lui pour en récupérer le plus possible, chaque parcelle, chaque grain de poussière, avant qu'ils ne disparaissent.
Avant qu'il ne disparaisse.



J'appellerais mon grand-père demain et je lui dirais que je l'aime.

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11 commentaires

  1. très émouvant comme texte...et tellement de vérité dedans !

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  2. Je crois que c'est ce qu'il y a de plus difficile à vivre, cette perte de souvenirs de la part de personnes qui nous sont chères. Très beau texte, comme toujours, qui m'a beaucoup touchée.

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  3. J'ai perdus mes grands parents il y a déjà longtemps et je continue à me dire régulièrement, quand il se passe quelque chose dans ma vie, anecdotique ou pas, que j'aurais aimé partager ça avec ma grand mère, lui en parler, écouter son avis...
    Malheureusement, rien ne temporise cette douleur, ce manque, alors je te souhaite beaucoup de courage et je t'envoie des bonnes pensées !

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  4. Ce texte me touche beaucoup... C'est très émouvant ...

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  5. c'est triste... c'est émouvant. Lors de mon été en métropole, je ne suis pas allée voir ma grand mère maternelle. plus de 2... non, 3 ans que je ne l'ai pas vue. je m'en veux de ne pas saisir les occasions de la voir... des occasions qui auraient pu être une dernière fois. Mais je crois que, égoïstement, je ne veux pas la voir. je veux garder d'elle une certaine image de ma mémère. je ne veux pas de l'image de la dame qui ne sait plus qui je suis et ne reconnait pas ses enfants.

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